Rien ne semble pouvoir arrêter le Nigeria, à part lui-même : en 2050, la population du pays (déjà le plus peuplé d’Afrique) devrait atteindre, selon les projections actuelles, le troisième rang de la planète. Le pays de 180 millions d’habitants est déjà le géant de l’Afrique. Il a l’ambition de devenir un géant planétaire, avec une confiance insolente qui ne l’empêche pas de s’interroger sur son existence lors de ces tests collectifs d’identité que sont les élections générales.
Les prochaines auront lieu le samedi 28 mars (présidentielle, législatives nationales) et le 11 avril (gouverneurs, assemblées locales). Elles menacent d’être tendues et de raviver des lignes de fracture « géographiques » et « religieuses ». Sur cette base, lors du dernier scrutin, en 2011, il y avait eu plus de 800 morts après l’annonce des résultats. Les violences avaient été déclenchées par l’instrumentalisation d’une confusion entre pouvoir et christianisme d’un côté, opposition et islam de l’autre.
Nord contre Sud ? Musulmans contre chrétiens ? Cette caricature meurtrière, le premier producteur de pétrole d’Afrique la doit un peu à son histoire, qui est celle d’un pays divisé dès l’origine. Le Nigeria est né de la réunion, en 1914, de deux protectorats coloniaux et d’une colonie (Lagos), conquis par les Britanniques : l’un, au sud, où se trouvaient plusieurs entités politiques ainsi que les « rivières à huile [de palme] », région où les missionnaires chrétiens œuvreront de grand cœur ; et pour l’autre, au nord, islamisé depuis le XIe siècle, siège du sultanat de Sokoto à l’arrivée des colons.
Le Nigeria s’est trouvé d’emblée avec une forme de cicatrice apparente, une soudure qui, parfois, semble lâcher. Après l’indépendance, le pays dont le nom avait été inventé par Flora Shaw, une journaliste du Times, qui allait épouser le gouverneur de la colonie unifiée, a vu son existence vaciller. La politique à fondement régional (ou ethnique) a été l’un des moteurs de la guerre civile (1967-1970). Mais le Nigeria a tenu bon.
Puis, pendant près de deux décennies, ce sont des responsables politiques militaires, originaires du Nord ou leurs alliés, et constituant ce qui avait été baptisé « la mafia de Kaduna » (Etat du centre du Nigeria), qui vont contrôler la vie politique nigériane, et faire bénéficier leurs régions d’investissements et d’infrastructures.
Stabilité régionale en danger
Depuis la fin de la dictature de Sani Abacha en 1998 et le retour de la démocratie, il avait été décidé au sein du parti au pouvoir, le PDP (People’s Democratic Party), que la présidence serait « tournante », géographiquement parlant. Cela pour calmer les ardeurs et les rivalités d’une classe politique usant et abusant des « identités », argument exagéré pour les besoins électoraux, du « Nord musulman » au « Sud chrétien », si utile pour dresser des populations les unes contre les autres là où elles se mélangent, c’est-à-dire presque partout.
A l’approche des élections des 28 mars et 11 avril, la peur de voir de nouvelles violences est de retour. « Si des mesures urgentes ne sont pas prises pour arrêter l’escalade en cours, les élections générales au Nigeria vont présenter un risque élevé de violences, qui pourraient mettre en danger la stabilité du pays et celle de ses voisins », notait, à quelques semaines du vote, la Commission nationale des droits de l’homme nigériane.
La politique nigériane est violente. Mais il n’existe pas dans le pays de fracture géographique ou religieuse inéluctable. Le président sortant, Goodluck Jonathan, n’est pas qu’un chrétien de la partie Sud. Il est originaire du delta du Niger (appelé Sud-Sud dans le découpage du pays en six « zones géopolitiques »), une partie du Nigeria qui n’avait jamais compté l’un des siens au pouvoir.
Son rival, le major-général Muhammadu Buhari, est originaire du Nord, mais son colistier est un responsable politique de la région de Lagos, qui exerce un rôle clef dans l’une des grandes Eglises évangéliques nigérianes. Son parti, le All Progressives Congress (APC), est né en 2013 de la fusion de trois partis d’opposition avec des implantations géographiques différentes. L’un d’entre eux a son bastion dans le « Yorubaland », du nom de l’une des principales ethnies du pays, les Yoruba, majoritaires dans le Sud-Ouest. Non seulement une partie des Yoruba n’est pas du côté du parti au pouvoir, le PDP, mais cette population vit dans une diversité religieuse poussée, incluant près d’une moitié de musulmans. C’est aussi là que se joue l’élection présidentielle du 28 mars, avec un bassin de voix susceptible de faire basculer l’élection.
On est donc loin de l’archétype du bloc sudiste chrétien avec son candidat, affrontant une opposition du nord campée sur son islam. Le mélange des groupes ethniques et religieux a été favorisé par le découpage de ce pays fédéraliste en trente-six Etats (plus un « territoire fédéral » pour la capitale, sur le modèle américain) ayant la particularité de donner l’avantage à certaines minorités n’appartenant à aucun des grands blocs ethnico-religieux.
Jeu dangereux
Au Nigeria, de plus, des migrations internes ont créé des situations de diversité religieuse presque partout. Cette richesse foisonnante doit à présent résister aux différents extrémismes religieux : le groupe djihadiste Boko Haram, mais aussi une frange de l’islam influencée par le salafisme ou le wahhabisme. Les chrétiens comptent eux aussi leurs extrémistes, dont certains jouent un jeu dangereux au sein de la puissante Association chrétienne du Nigeria (CAN). Dans certaines villes, comme à Kaduna, chaque groupe religieux vit à part, sous la protection de milices.
Toutefois, si le Nord a un problème, il tient surtout à sa marginalisation et à sa paupérisation. Par exemple, l’industrie textile, liée à la culture du coton, était un secteur primordial, fortement implanté dans le Nord. Des 175 usines des années 1980, il n’en reste aujourd’hui qu’une petite vingtaine. Le secteur a été tué par les importations frauduleuses et bon marché de produits chinois.
Dans les Etats du Nord-Est, où sévit Boko Haram, 71,5 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté absolue. 52,4 % des individus de sexe masculin (61 % pour les filles) de plus de 6 ans n’ont jamais été scolarisés. Ce taux peut monter jusqu’à plus de 70 % dans les Etats du Nord-Ouest, alors que le taux de scolarisation est de 92 % à Lagos, la capitale économique, dans la région Sud-Ouest. En moyenne, le niveau de pauvreté est 40 % plus élevé dans le Nord que dans le Sud-Ouest. La croissance y est si faible, comparée à leur croissance démographique, qu’ils « s’appauvrissent chaque année », note une source diplomatique. Elle ajoute : « Pour que le Nord puisse redémarrer économiquement, il faudrait un grand plan national, avec un fort soutien de l’Etat. »
Il est pourtant faux de considérer que les douze Etats du Nord-Ouest et Nord-Est sont dénués de ressources. Ils reçoivent du pouvoir central leurs propres allocations, tirées des ressources pétrolières (27 % des recettes sont redistribuées aux Etats, à l’échelle du pays, sauf les Etats producteurs, qui perçoivent, selon le « principe de dérivation », 13 % supplémentaires). Mais cet argent, jusqu’ici, ne les a pas sauvés du déclin.
C’est l’un des facteurs qui expliquent qu’à la veille de l’élection, deux dynamiques semblent coexister. « Il y a, d’une part, des logiques politiques anciennes dominées par le clientélisme et la mobilisation des identités ethniques, religieuses, régionalistes », note Gilles Yabi, qui dirige le think-tank Whati. Autrement dit : recours à la violence, à l’achat de voix, à la polarisation ethnique et religieuse. « Et d’autre part, précise le chercheur, une masse d’électeurs qui vont faire un choix individuel en fonction de leur analyse de la situation du pays et de leur perception des aptitudes des différents candidats à améliorer leur sort. » Et l’analyste, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, de conclure : « Il faut tenir compte de la complexité du jeu politique dans un pays dont l’extraordinaire diversité interne dépasse largement l’opposition Nord-Sud, et même la carte de ce que les Nigérians appellent les “zones géopolitiques”. »
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