A la redécouverte des classiques de la philosophie africaine (1). Léopold Sédar Sengor, Aimé Césaire ou Souleymane Bachir Diagne ont salué « l’avant-gardisme » de l’ouvrage du missionnaire belge Placide Tempels, malgré sa nature résolument colonialiste.
« Voici un livre essentiel au Noir, à sa prise de conscience, à sa soif de se situer par rapport à l’Europe. Il doit être aussi le livre de chevet de tous ceux qui se préoccupent de comprendre l’Africain et d’engager un dialogue vivant avec lui. » C’est par ces mots qu’en 1947, le Sénégalais Alioune Diop, l’un des pères de la négritude avec Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, présente La Philosophie bantoue que les toutes nouvelles éditions Présence africaine, créées pour l’occasion, viennent de publier. « Un livre que tout le monde devrait avoir dans sa bibliothèque », ajoutera plus tard Senghor. Et qui sera salué par de nombreux intellectuels engagés dans les mouvements de libération africains, dont l’afrocentriste Cheikh Anta Diop.
Petit ouvrage d’un peu plus de cent pages, La Philosophie bantoue a été rédigé en néerlandais et publié en 1945 aux éditions Lovania à Elisabethville (actuelle Lubumbashi, en République démocratique du Congo, RDC) non pas par un Africain mais par un père missionnaire belge, Placide Tempels. A l’instar d’Alioune Diop, plus de six décennies plus tard, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, directeur de l’Institut des études africaines de l’université Columbia, à New York, précise dans sa préface de la réédition de 2013 : « Voici, aujourd’hui, un livre important, tout simplement. Il a marqué le commencement de la philosophie africaine comme une discipline académique à présent enseignée dans les meilleurs départements de philosophie des universités, c’est-à-dire ceux où l’on a souci de mettre en question l’idée reçue de la philosophie comme l’histoire d’un esprit singulier, unique, et dont la géographie se confondrait tout naturellement avec celle de l’Europe grecque, latine, chrétienne, moderne, et finalement contemporaine. »
« Mentalité primitive »
En quoi ce livre a-t-il été si déterminant ? En posant pour la première fois la possibilité d’une philosophie africaine à une époque où l’Afrique est colonisée et où, parmi les savants occidentaux, on parle encore, la concernant, de « mentalité primitive » selon la formule de l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl. En procédant ainsi, Placide Tempels dément les thèses hégéliennes selon lesquelles l’Afrique se situe hors du champ de la raison et de l’Histoire. Certains intellectuels africains ont immédiatement saisi le potentiel révolutionnaire d’un tel propos : dire qu’il y a de la philosophie en Afrique ne revient-il pas à affirmer que « le Noir » est doué de raison et qu’en cela même, il doit être libre ?
Attention, tempère Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (1950), il ne faut pas se méprendre : Tempels non seulement ne s’oppose pas à la colonisation, mais il justifie un système qu’il s’agit d’améliorer et d’humaniser. Le propos du prêtre franciscain s’adresse non pas aux Africains – pis, il parle en leur nom car il affirme que les Bantous seraient bien incapables eux-mêmes d’expliquer leur propre philosophie –, mais aux missionnaires et à « ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs, […] qui veulent civiliser, éduquer, élever les Bantous ». Car au fond, précise-t-il, « si l’on n’a pas pénétré la profondeur de leur personnalité propre, si l’on ne sait pas sur quel fond se meuvent leurs actes, il n’est pas possible de comprendre les Bantous ».
La Philosophie bantoue apparaît comme un manuel colonial dans lequel son auteur entend présenter le peuple bantou et ce à quoi il croit, afin de mieux adapter l’outil de coercition et d’évangélisation. Placide Tempels met en avant un concept clé, celui de « force vitale », sur lequel tout repose. Pour les Bantous, avance-t-il, tout ce qui existe est l’expression d’une force qui croît ou qui décroît. L’univers est constitué de forces reliées entre elles selon un ordre hiérarchisé. Et Tempels d’encourager les missionnaires à inscrire le message chrétien dans cette ontologie pour laquelle la force vitale absolue est Dieu, et les colons d’en faire bon usage, puisque « les Bantous nous ont considérés, nous les Blancs, et ce dès le premier contact, de leur point de vue possible, celui de leur philosophie bantoue » et « nous ont intégrés dans leur hiérarchie des êtres-forces, à un échelon fort élevé ».
L’universalisme d’Aristote contestée
Malgré cela, ce livre ouvre une brèche. Dans son essai intitulé Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie (Riveneuve, 2007), Souleymane Bachir Diagne montre comment La Philosophie bantoue a aidé Senghor à préciser sa conception de l’art africain comme étant non pas un art mimétique, mais l’expression de la force vitale, des rythmes qui traversent l’univers.
Le prêtre, philosophe et linguiste rwandais Alexis Kagamé va lui aussi s’inspirer de l’œuvre de Tempels en la poursuivant avec un point de vue africain. En 1956, il publie son ouvrage La Philosophie bantu-rwandaise de l’être dans lequel, deux ans avant le linguiste français Emile Benveniste, il démontre que les catégories de la logique d’Aristote ne sont pas universelles, mais liées à la langue grecque. A partir de là, Kagamé initie tout un courant philosophique africain qui travaillera sur les langues africaines et leur apport à la philosophie.
A la manière de Tempels, des intellectuels africains formés à la philosophie vont penser le concept de personnalité chez les Yoruba, la notion de Dieu chez les Dogons ou de vérité chez les Akan… Ils dessinent ainsi des des philosophies portées par un sujet collectif, et non individuel, ce qui leur sera reproché par des auteurs comme le Camerounais Fabien Eboussi Boulaga (La Crise du Muntu, 1977) ou le Béninois Paulin Hountondji (Sur la philosophie africaine, 1977).
Ce dernier dénonce ces travaux comme étant des « ouvrages ethnologiques à prétention philosophique » et forge dans un article de 1969 le terme d’« ethnophilosophie », qui fera école et sera largement repris. Il le définit comme « la recherche imaginaire d’une philosophie collective, immuable, commune à tous les Africains, quoique sous une forme inconsciente ».
Tournant décolonial
S’engage alors ce qu’on appelle le débat sur la philosophie africaine, extrêmement vif entre les années 1960 et 1980, et dont la revue Présence africaine ainsi que les éditions du même nom se feront largement l’écho. Certains appellent alors à la construction d’une philosophie africaine scientifique, critique et autoréflexive, à l’image de celle enseignée dans les universités occidentales.
D’autres, à l’instar de Pathé Diagne avec son essai L’Europhilosophie face à la pensée du négro-africain (1981), estiment que les critiques de l’« ethnophilosophie » restent enfermés dans un schéma de pensée occidental qui ne convient pas aux réalités africaines.
C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premières réflexions sur la nécessité d’une « décolonisation conceptuelle » et « mentale » portée notamment pas le Ghanéen Kwasi Wiredu, mais aussi Fabien Eboussi Boulaga et Paulin Hountondji. Tournant décolonial, qui nourrit aujourd’hui, quelque soixante ans plus tard, un renouveau de la pensée critique en Afrique auquel entendent participer les Ateliers de la pensée de Dakar, organisés par le Camerounais Achille Mbembe et le Sénégalais Felwine Sarr.
lemonde.fr