Les programmes et les ressources affectés à ces maladies, qui continuent de faire de nombreuses victimes sur le continent, sont perturbés par la pandémie.
C’est une petite victoire pour Aminata Sogodogo. Sous le regard de sa fille, cette femme d’une cinquantaine d’années ferme enfin les yeux et esquisse un léger sourire. Atteinte de la lèpre depuis l’enfance, Mme Sogodogo a vu son corps se dégrader tout au long de sa vie : « Quand elle est arrivée ici, ses paupières étaient constamment ouvertes, elle ne pouvait plus marcher et ses doigts restaient pliés », se souvient Madeleine Ackah, la kinésithérapeute de l’unité médico-chirurgicale de Divo, dans le sud de la Côte d’Ivoire.
Comme cette patiente, de nombreux malades de la lèpre sont dépistés trop tard et arrivent en très mauvaise santé dans les centres de prise en charge. « Les structures sanitaires et les zones de dépistage ne couvrent que 20 % du territoire », déplore Christian Johnson, conseiller médical au sein de la Fondation Raoul Follereau, qui finance l’unité de Divo avec la Fondation Anesvad.
Les chiffres de l’infection – 515 nouveaux cas en Côte d’Ivoire en 2020 – sont donc sous-estimés. Et avec un taux de prévalence officiellement inférieur à 1 pour 10 000, la maladie bactérienne n’est plus considérée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme un problème de santé publique dans le pays, ce qui influence les dépenses de l’Etat.
« Or, tant que la chaîne de transmission n’est pas brisée, la lèpre continue d’avancer. Avec ces maladies contagieuses, il ne faut jamais baisser la garde », alerte le docteur Marcellin N’Da Assié, directeur du programme national d’élimination de la lèpre. Sans financements extérieurs, essentiellement des dons, le chirurgien l’assure : il serait impossible de mener la lutte contre ce fléau, classé parmi les maladies tropicales négligées (MTN).
« L’extrême pauvreté des malades »
Ce label regroupe aujourd’hui une vingtaine de maladies, listées par l’OMS. Leur point commun est de ne bénéficier que de budgets restreints, pour la recherche médicale comme pour la réponse sur le terrain. « La cause profonde de cette “négligence”, c’est l’extrême pauvreté des malades, souligne Julien Potet, référent MTN à Médecins sans frontières (MSF). Les MTN touchent très majoritairement, voire exclusivement, les plus pauvres des pays les plus pauvres. Ces populations sont peu solvables en ce qui concerne les médicaments, et leur poids politique est extrêmement faible. »
Pourtant, le nombre de personnes concernées demeure très élevé en Afrique. On estime que 600 millions de personnes sur le continent souffrent des cinq MTN les plus fréquentes : schistosomiase, onchocercose, géohelminthiases, trachome et filariose lymphatique. « A l’exception de la schistosomiase, ces MTN ont un faible taux de mortalité, reprend Julien Potet. En revanche, leur impact est très important en termes de morbidité. »
Fin janvier, l’OMS a publié une nouvelle feuille de route décennale pour redonner de l’élan à la lutte contre ces maladies négligées. Un combat d’autant plus difficile à mener qu’il a été fortement perturbé par l’arrivée de la pandémie de Covid-19. MSF a plusieurs projets sur le continent africain, mais « les ressources ont été aspirées par la riposte » anti-coronavirus, développe Gabriel Alcoba, leader intersectionnel MTN pour l’organisation. Le personnel, mais aussi les équipements de protection et les budgets ont été affectés vers les projets Covid-19.
En République démocratique du Congo (RDC), les cinq programmes nationaux de lutte contre les MTN ont dû ralentir voire suspendre leurs activités. Certaines commandes de médicaments cruciaux, comme le praziquantel, utilisé pour soigner la filariose lymphatique, n’ont pas été honorées, faute de fret aérien ou maritime.
Face au Covid-19…
« Nos financements ont aussi fortement baissé », détaille Naomie Awacha, qui dirige l’un des programmes congolais, celui dédié aux MTN à chimiothérapie préventives. Ses équipes mobiles, qui sillonnaient le pays pour distribuer des traitements préventifs, ont arrêté leurs activités pendant de longs mois. La reprise en ce début 2021 est timide et il y a beaucoup de retard à rattraper. https://87a2bc06369e885aefe529ca19cdaf83.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-37/html/container.html
En République centrafricaine, les projets MSF de dépistage et de prise en charge des morsures de serpent, listées comme MTN, et de la maladie du sommeil, ont aussi connu un coup de frein. « On n’en était jamais arrivé à ce point, reconnaît Gabriel Alcoba, même quand il y avait la guerre dans le pays. »
Face au Covid-19, continuer à faire exister les maladies négligées auprès des bailleurs relève de l’exploit, surtout lorsque la situation semble s’améliorer. En 2018, après de longues années de travail, l’organisme de recherche à but non lucratif Drugs for Neglected Diseases Initiative (DNDI) et le groupe pharmaceutique Sanofi ont mis au point en RDC le premier traitement oral contre la maladie du sommeil. Le nombre de contaminations baisse d’année en année et l’élimination de la maladie semble possible à l’horizon 2030.
Désormais, rechercher les derniers cas dans les zones reculées peut être long et coûte très cher. « Mais il faut vraiment garder des sites sentinelles jusqu’au zéro cas, sinon on est quasiment sûr que la maladie reprendra, plaide Wilfried Mutombo, chercheur au DNDI. Et c’est difficile à faire entendre aux partenaires. »
La fièvre de l’hydroxychloroquine
Les acteurs de terrain craignent aussi de voir les laboratoires négliger les traitements MTN peu rentables. « Un laboratoire américain qui produit un médicament contre la leishmaniose s’est mis à fabriquer le remdesivir, utilisé dans certains pays contre le Covid-19, et depuis la production a ralenti. On soupçonne que c’est parce qu’ils priorisent le remdesivir », glisse une source médicale.
Depuis fin janvier, l’ivermectine suscite également l’intérêt de la communauté scientifique. Plusieurs études préliminaires ont présenté des résultats encourageants contre le nouveau coronavirus, sans pouvoir encore établir avec certitude son efficacité. Or, ce traitement antiparasitaire bon marché est aujourd’hui distribué en masse pour lutter contre les MTN, en particulier la filariose lymphatique et l’onchocercose. Si l’ivermectine rejoignait l’arsenal thérapeutique contre le Covid-19, la production mondiale risquerait donc de basculer vers cette cible au détriment des MTN.
La seule rumeur d’un traitement miracle contre le Covid-19 pourrait d’ailleurs avoir des effets dévastateurs. En mars 2020, au moment de la fièvre de l’hydroxychloroquine, défendue par le professeur Didier Raoult, de grandes villes africaines se sont retrouvées en rupture de cette molécule. Laissant démunis les malades du lupus ou de la polyarthrite rhumatoïde, chez qui l’efficacité de l’hydroxychloroquine était pourtant avérée.
Pourtant, la lutte contre le Covid-19 et les maladies tropicales négligées n’est pas mutuellement excluante. Le centre hospitalier de Pobè, au Bénin, financé par la Fondation Raoul Follereau et spécialisé dans la prise en charge de l’ulcère de Buruli et de la lèpre, s’est ainsi révélé particulièrement utile face à l’épidémie. En 2012, une équipe de l’Inserm, dirigée par la Française Estelle Marion, avait monté sur place un laboratoire de biologie moléculaire pour diagnostiquer ces deux MTN par test PCR.
« Quand la pandémie est arrivée, raconte la chercheuse, le ministre de la santé béninois a demandé à la Fondation si l’hôpital pouvait aussi prendre en charge les diagnostics Covid et ils ont accepté. Bien sûr, il a fallu former le personnel et la recherche active de patients de MTN a été ralentie par l’épidémie. Mais les tests Covid ont pu avoir lieu et les malades hospitalisés ont continué de recevoir leurs traitements. »
Au Bénin, où les laboratoires de biologie moléculaire se comptent sur les doigts d’une main, l’ulcère de Buruli a donc permis de renforcer l’arsenal médical contre le Covid-19. De quoi inspirer les plaidoyers pour renforcer la prise en compte de ces maladies délaissées.
Marine Jeannin(Accra, correspondance), Youenn Gourlay(Abidjan, correspondance) et Juliette Dubois(Kinshasa, correspondance)
lemonde.fr