Chaque année, c’est le même scénario : des files interminables de jeunes, dossiers en main, espérant décrocher un poste dans la fonction publique. Derrière cette ruée vers la stabilité, un rêve national nourri par la promesse d’une carrière respectable et d’un salaire sûr. Mais une enquête exclusive de SeneNews révèle une réalité moins reluisante : corruption, favoritisme, barrières géographiques et fracture numérique fragilisent l’égalité des chances. Dans les coulisses des concours de l’ENA, des Douanes ou de l’Éducation nationale, ce n’est pas toujours le mérite qui l’emporte. Pour beaucoup, le rêve d’un emploi public se transforme en parcours du combattant inégal et coûteux.
Chaque concours organisé par l’État attire des dizaines de milliers de candidats. En 2024, l’École nationale d’administration (ENA) a mis en jeu 125 postes : 50 pour le cycle A, 75 pour le cycle B. À première vue, une chance sur mille — ou presque. Le concours des Douanes, lui, a enregistré plus de 15 000 candidats admissibles à l’issue des épreuves physiques, pour seulement 362 postes à pourvoir toutes catégories confondues. Le taux de réussite dépasse rarement les 2 à 3 %.
« J’ai passé le concours des Douanes trois fois. À chaque tentative, j’étais mieux préparé. Mais je n’ai jamais été convoqué à l’oral. Aujourd’hui, je me demande si ça en valait la peine », témoigne Mamadou, diplômé en droit à l’Université Cheikh Anta Diop.
Le « bras long » : la face cachée des résultats
Officiellement, tous les candidats sont jugés sur leurs compétences. Officieusement, les témoignages de favoritisme et d’arrangements en coulisses abondent. Aïssatou, une candidate au concours de l’ENA, ne décolère pas : « Un de mes camarades n’a même pas terminé l’épreuve écrite, mais son nom est sorti sur la liste des admis. Son père est un haut fonctionnaire. » Dans les couloirs, les expressions comme « il a le bras long » ou « on l’a aidé à passer » reviennent systématiquement. Relations politiques, appartenances confrériques ou réseaux familiaux pèsent plus que les notes. La méritocratie, dans ces conditions, devient un mythe pour beaucoup de jeunes Sénégalais.
Pour les jeunes issus de régions éloignées — Kolda, Matam, Sédhiou ou Tambacounda — le concours commence bien avant l’épreuve écrite. Il faut d’abord voyager jusqu’à Dakar ou Thiès, y payer un hébergement temporaire, se nourrir, parfois même s’endetter pour une chance infime.
« J’ai quitté Tambacounda à minuit, arrivé à Dakar épuisé. Sans logement, j’ai dormi sur le sol d’un centre d’accueil. Impossible de me concentrer le jour de l’examen », confie Ibrahima, 27 ans.
Le manque d’information est une autre barrière : dans les zones rurales, les communiqués sur les dates de concours, les modalités ou les documents exigés n’atteignent pas toujours les cibles. Des erreurs de dossier ou des retards d’inscription éliminent des candidats avant même qu’ils n’aient commencé.
Des pistes de réforme pour un système plus juste
Pour répondre à cette injustice structurelle, certains acteurs appellent à une réforme en profondeur. Mamadou Diallo, ancien syndicaliste du secteur de l’Éducation, en fait partie. « On ne peut pas parler de méritocratie dans un système où l’origine sociale ou géographique détermine davantage les résultats que les compétences. »
Il propose quatre mesures phares :
- Anonymisation des copies
Des copies codées, sans nom ni indice d’identification, permettraient de réduire considérablement le favoritisme. - Dématérialisation intégrale des candidatures
« En 2025, c’est un scandale que des jeunes doivent encore parcourir 700 km pour déposer un dossier papier », fustige Diallo. La digitalisation totale éviterait déplacements inutiles et risques de traitement inégal. - Centres d’examen régionaux
Ouvrir des centres dans des villes comme Kolda, Bakel ou Ziguinchor permettrait aux candidats d’affronter l’épreuve dans des conditions plus équitables. - Quotas territoriaux compensatoires
Ces quotas ne seraient pas des faveurs mais des correctifs : ils permettraient d’atténuer les inégalités structurelles dans l’accès à une éducation de qualité.
Frais de dossiers : un business silencieux
Derrière le décor, un autre sujet fâche : les frais d’inscription aux concours, allant de 5 000 à 15 000 F CFA. Avec plus de 50 000 candidats recensés en 2024, les concours génèrent des centaines de millions de francs CFA. Un pactole dont la gestion reste floue.
« On ne sait jamais à quoi servent ces fonds. Et pour un jeune sans emploi, même 5 000 F, c’est un sacrifice énorme », déplore Mamadou Moustapha Dieye, syndicaliste. Entre photocopies, transport, hébergement et nourriture, la participation à un concours représente une dépense moyenne de 30 000 à 50 000 F CFA par candidat. Des associations de jeunes plaident pour une gratuité ciblée ou des exonérations pour les zones rurales. Quelques initiatives privées ont vu le jour : applications mobiles, plateformes de e-learning, groupes WhatsApp d’entraide. Mais la fracture numérique persiste. Une bonne connexion reste un luxe dans plusieurs zones rurales.
« Ce sont des solutions utiles mais marginales. Tant que l’État ne prend pas le relais, ces outils resteront hors de portée pour ceux qui en ont le plus besoin », analyse M. Diallo. Les concours de la fonction publique incarnent encore l’espoir d’un avenir meilleur pour des milliers de jeunes Sénégalais. Mais aujourd’hui, ils ne garantissent ni la justice, ni l’égalité des chances. S’il veut continuer à parler de méritocratie, l’État doit revoir ses procédures, moderniser son approche, et surtout, prendre en compte la diversité des situations sociales et géographiques du pays.