Alors que l’avortement est interdit, les campagnes de prévention visent à lever le tabou sur l’éducation sexuelle et à maintenir les jeunes filles à l’école.
Au Sénégal, la courbe des agressions sexuelles grimpe en flèche depuis quelque temps. « Rien que ce matin, j’ai eu deux nouveaux cas de grossesses issues de viol. L’une des jeunes filles a 17 ans », déplore Sedouma Yattara, gynécologue à l’hôpital Roi-Baudouin de Guédiawaye, en banlieue de Dakar. Sur 1 977 accouchements enregistrés par l’hôpital depuis le début de l’année, 243 concernaient des mineures, dont deux patientes de moins de 14 ans. Avec un bassin non préparé, le recours à une césarienne est souvent impératif. « En plus, ces jeunes filles nous arrivent dans un état psychologique déplorable. Parfois elles ont tenté d’avorter clandestinement, ce qui peut causer des hémorragies ou des infections », souligne le praticien.
Les jeunes filles sont doublement victimes. De leur bourreau et de l’exclusion, familiale et sociale. A en croire Awa Cissé, chargée de l’enfance à l’Association des juristes sénégalaises (AJS), « beaucoup de mineures sont incarcérées pour avortement ou infanticide ; le débat pour autoriser l’avortement en cas de viol ou d’inceste est posé depuis des années, mais rien ne change alors qu’il faudrait sauver ces jeunes filles ». Bien que le Sénégal ait ratifié en 2005 le protocole de Maputo sur les droits des femmes en Afrique, l’avortement reste interdit, sauf si un danger pour la vie de la mère est prouvé.
Mona Chasserio, la fondatrice de la Maison rose de Guédiawaye, un centre d’accueil des femmes ayant subi des violences, se rappelle une victime de viol psychologiquement instable et se roulant par terre à longueur de journée car elle ne voulait pas de son enfant. Même elle ne fut pas autorisée à avorter.
Face à ce blocage, la prévention s’impose de plus en plus dans un pays où le phénomène des grossesses précoces reste massif. Rien qu’en 2019, « 1 321 cas de grossesses d’adolescentes âgées entre 12 et 19 ans ont été recensés », selon un rapport du Groupe pour l’étude et l’enseignement de la population (GEEP). L’enquête, qui a couvert la quasi-totalité du réseau scolaire, montre que près d’un établissement sur deux est touché. Pour contrer la tendance, les campagnes de sensibilisation visent à lever le tabou sur l’éducation sexuelle et à maintenir les jeunes filles à l’école.
« Les proches ne jouent pas toujours leur rôle »
C’est une des missions que s’est données Aida Diouf à Pikine, une localité proche de Guédiawaye. Cette « badiene gokh » (marraine de quartier) visite des centres d’adolescents pour parler de sexualité et de santé de la reproduction. Elle s’attache à créer une relation de confiance avec les jeunes, y compris les enfants, qu’elle encourage à mieux connaître leur corps. « Avant de leur demander de faire attention, il faut les préparer aux transformations de la puberté », martèle Mme Diouf, qui éduque les filles comme les garçons et enseigne à ces derniers leur responsabilité face à la grossesse. Cette démarche ne va pas forcément de soi dans une société sénégalaise marquée par le poids des traditions et de la religion : les filles sont souvent tenues pour principales responsables en cas de grossesse précoce.
Ces tabous, Fatoumata Faty s’efforce aussi de les lever, à 350 km de là. Professeure dans un lycée de Sedhiou, en Casamance (sud), elle a choisi d’élargir le périmètre de ses actions de sensibilisation en y incluant les familles. Dans cette région qui concentre 15 % des cas recensés dans le pays, d’après le GEEP, il fallait innover. L’enseignante intervient donc directement auprès de l’entourage. D’abord pour plaider le maintien des filles dans le cercle familial et scolaire. Mais aussi pour inciter les parents à faire davantage de prévention. « Malheureusement, les proches ne jouent pas toujours leur rôle. Ils s’interdisent d’aborder la question de la sexualité avec les enfants et laissent ces derniers tout découvrir par eux-mêmes. N’est-ce pas cela le plus grave ? » se demande Mme Sy, qui se souvient de jeunes regardant des vidéos pornographiques sur un téléphone dans la cour de récréation.
Les autorités se sont également saisies du sujet. « Depuis 2012, chaque inspection académique compte un bureau genre, et des cellules genre ont été installées dans tous les établissements », précise Marie Sidy Faye, conseillère technique au ministère de l’éducation. Et dans les programmes scolaires, le cours sur l’éducation à la vie familiale intègre désormais un volet relatif à la sexualité. La santé de la reproduction est notamment abordée en économie familiale et en sciences.
« L’Etat a aussi sa part de responsabilité »
Ces différentes structures permettent au ministère de collecter des données et de prendre en charge les jeunes filles enceintes pour éviter le décrochage scolaire. « Le plus souvent, c’est la honte et le regard de leurs camarades qui les poussent à abandonner après l’accouchement. Alors il faut essayer de les faire rêver pour les motiver à revenir », confie Mme Faty, membre de la cellule genre de son établissement à Sédhiou. Malgré une circulaire de 2007 qui permet aux jeunes filles enceintes de retourner à l’école, l’étude du GEEP pointe un taux d’abandon supérieur chez les filles à partir de la classe de troisième.
« L’Etat a fait un grand bond sur le sujet », souligne Thiaba Sembene, du réseau Siggil Jigeen, une ONG qui lutte pour le droit des femmes : « Mais ces initiatives doivent être renforcées par nos ressources locales. On compte souvent sur les partenaires techniques et financiers et, très vite, les moyens finissent par manquer. »
Cette politique volontariste de l’Etat vient parfois se briser sur les problèmes « classiques » du système éducatif sénégalais. « Entre les grèves cycliques, le déficit de professeurs, les abris provisoires qui servent d’école, la distance à parcourir pour aller étudier, le manque de salles de classe qui contraint les élèves à passer leurs heures de permanence dans la cour, l’Etat a aussi sa part de responsabilité dans la hausse des grossesses précoces », estime Thierno Ndao, le porte-parole de l’Union nationale des parents d’élèves et d’étudiants du Sénégal (Unapees).
A ce tableau compliqué peut venir s’ajouter la précarité des familles, notamment en milieu rural. Considérées comme un poids pour le foyer ou une bouche de trop à nourrir, certaines jeunes filles se retrouvent mariées avant l’âge légal de 16 ans. Un destin qui fut celui de Coumba (son prénom a été changé), mariée à 12 ans avant de fuir son Fouta natal, dans le nord du Sénégal. Aujourd’hui âgée de 17 ans, elle vit avec sa fille de 5 ans à la Maison rose de Guédiawaye. « Au début, je ne voulais pas de cet enfant. Mais ici j’ai appris à me relever et j’ai tout de suite souri en voyant mon bébé la première fois », se souvient-elle.
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