Un flot continu de milliers T-shirts rouges a traversé ce mercredi le centre de Raleigh, la capitale de la Caroline du Nord, jusqu’au parlement de l’Etat. Les professeurs devaient porter du «Rouge pour l’éducation» («Red for Ed»), du nom du mouvement en faveur de l’enseignement public qui a vu le jour début mars dans les Etats républicains du sud américain, de la Virginie Occidentale au Kentucky. La Caroline du Nord, 39e sur 50 en matière de salaire de profs (payés 9000 dollars de moins par an que la moyenne nationale), est l’un des cinq pires Etats si l’on regarde le pourcentage des ressources allouées à l’éducation (3000 dollars de moins par an et par élève que la moyenne nationale). Depuis la crise de 2008, la Caroline du Nord a drastiquement réduit son budget alloué à l’éducation publique, où sont scolarisés 90% des élèves, et n’a jamais récupéré les niveaux d’avant. Les Républicains, qui ont la majorité au parlement de l’Etat depuis 2010, ont passé toute une série de réformes fiscales qui a encore plus vidé les caisses.

Crayons

Avec des pancartes «Financez nos écoles», «Que ferait Dumbledore?», ou «Si notre équipe de basket était 39e, ce serait un problème», les manifestants – les organisateurs attendaient entre 15 et 20 000 profs, ainsi que de nombreux parents et élèves – ont surtout insisté sur les conditions de travail et le manque de ressources allouées à l’éducation publique par l’Etat. Ils racontent tous des locaux qui «tombent en ruine, qui moisissent», décrit Brittanie, institutrice dans le comté de Pender, dans le sud-est de l’Etat. «On manque de toutes les fournitures scolaires, du papier, des crayons, on doit constamment demander aux parents d’en acheter, on en achète nous-mêmes beaucoup…». Les manuels scolaires, qui n’ont pas été remplacés depuis plus d’une décennie dans la plupart des disciplines, sont complètement obsolètes: «Dans mes livres, l’événement le plus récent est le 11 septembre et le président, George W. Bush, regrette Luke, qui enseigne l’histoire dans le comté de Wake. Autant dire qu’on ne les utilise pas…»


«Dans mes livres, l’événement le plus récent est le 11 septembre et le président, George W. Bush, regrette Luke, qui enseigne l’histoire dans le comté de Wake. Autant dire qu’on ne les utilise pas…» Photo Ben McKeown pour Libération.

Les augmentations, normalement mécaniques selon l’ancienneté, ont été gelées pendant 6 ans. Les jeunes profs n’ont plus d’assurance-santé dans leur plan retraite. Alicia, profs de sciences dans le secondaire, à Greenville, résume: «Nos conditions de travail se sont beaucoup détériorées depuis dix ans. On a plus d’élèves, moins de matériel, moins de ressources, et nos salaires ont baissé [rapportés à l’inflation, ndlr]». Cette manifestation est une première pour beaucoup de profs. Les enseignants n’ont pas le droit de se syndiquer en Caroline du Nord. Et leur participation au rassemblement de Raleigh n’était pas anodine. Un peu moins de la moitié des Comtés ont choisi de fermer les écoles ce mercredi. Mais dans les autres, les profs devaient poser un jour de congé, et payer 50$ de leur poche pour financer leur prof remplaçant.

Sandwichs

Le quotidien des enseignants interrogés, parfois ahurissant, les place quelque part entre travailleurs sociaux et travailleurs pauvres. Brittanie, dont l’école est classée «Title 1» (en gros, l’équivalent des ZEP), achète souvent «des brosses à dents, des vêtements, de la nourriture» pour ses élèves. «J’aimerais bien que les élus passent une semaine dans ma classe, je les ai invités plusieurs fois d’ailleurs, j’ai écrit des lettres… Ils comprendraient peut-être qu’ils ne nous donnent pas les moyens de répondre aux besoins éducatifs les plus basiques.» Christy, 31 ans, dépense «chaque année 700 dollars en fourniture scolaire», en plus de «préparer presque tous les matins des sandwichs au beurre de cacahuète et à la confiture» pour ses élèves qui n’ont pas les moyens de ramener un goûter.

«Avec mon salaire, je suis éligible aux bons alimentaires», lit-on sur la pancarte de Mary, 58 ans, venue d’Ashville. Photo Ben McKeown pour Libération.

«Avec mon salaire, je suis éligible aux bons alimentaires», lit-on sur la pancarte de Mary, 58 ans, venue d’Ashville. «Les élus ici ont toujours considéré les métiers éducatifs comme des non-boulots, comme des « boulots de femmes »», regrette-t-elle en faisant la moue. La semaine prochaine, Mary commence un deuxième boulot de réceptionniste dans un hôtel. Elle n’est pas la seule: les profs sont nombreux à devoir cumuler d’autres boulots pour boucler les fins de mois. Dans le cortège, nous avons rencontré des profs-vendeurs de maquillage, des profs-chauffeurs Uber, des profs-serveurs, des profs-moniteurs de canoë, des profs-traiteurs… Au niveau national, selon le National Center for Education Statistics, les enseignants sont désormais cinq fois plus susceptibles d’avoir un deuxième job que le salarié moyen américain. Outre leur faible rémunération, les profs ne sont payés que dix mois par an – ils ne reçoivent pas de salaire pendant les grandes vacances. Amy, par exemple, sera «maître nageur et baby-sitter» cet été. «Ca n’enlève rien à l’amour que j’ai pour l’enseignement, à l’envie que j’ai de donner aux élèves, affirme cette jeune prof. Mais c’est vrai qu’on se sent souvent démunis, et en colère.»

 Elections

Cette vague de manifestation n’arrive pas par hasard. A six mois des élections de mi-mandat, où de nombreux sièges au niveau national et local sont remis en jeu, les enjeux sont élevés. «Nous avons six mois pour rendre responsables nos élus d’avoir préféré les réductions d’impôts à nos salles de classe», assure la North Carolina Association of Educators, qui organisait la manifestation le jour de la réouverture de la session parlementaire. «Nos élus locaux ne se sentent pas concernés par l’éducation publique, pourtant fondamentale. Ils sont plus intéressés par l’argent que par les enfants, lâche Christy, une collègue d’Amy. C’est pas grave: on va aller voter et les dégager.»

Dans cet Etat en novembre, les sièges de leurs deux représentants à la Chambre, à Washington D.C., et des 50 sénateurs de Caroline du Nord seront remis en jeu. «On est à la croisée des chemins, résume Luke. Soit on continue comme ça pendant encore une décennie, et on condamne définitivement l’école publique, soit on inverse le cours des choses. Mais il faudra que les changements soient énormes pour que ça fasse la différence. J’adorerais que quand les élèves arrivent à l’école, ils soient émerveillés. Au lieu de voir une fuite au plafond, et moi en train de passer l’aspirateur.»