l est heureux que le Pr Mamadou Mansour Faye, coordonnateur de l’Université virtuelle du Sénégal, ait accordé une interview au journal « Le Soleil », le samedi 7 mars 2015, pour éclairer l’opinion sur l’institution qu’il dirige, dissiper certaines inquiétudes et répondre aux critiques de l’Uvs notamment exprimées dans notre contribution au journal « Le Quotidien » daté du 27 février 2015. Malheureusement, il nous semble que ses précisions renforcent encore plus notre analyse selon laquelle l’Uvs est un dangereux miroir aux alouettes sacrifiant une partie des ressources humaines dont le Sénégal a besoin pour se développer et gaspillant sans résultat tangible une partie des ressources financières que ce pays consacre à l’enseignement supérieur.
Commençons par mettre de côté un point technique qu’invoque le coordonnateur de l’Uvs pour défendre son université. L’Uvs ne serait pas un Mooc (ndlr : massive open online course – cours en ligne ouvert aux masses ou formation ouverte et à distance), parce qu’elle n’est pas massivement ouverte et dispose de tuteurs. M. le coordonnateur a en apparence raison sur ces deux points. On peut cependant remarquer deux choses. La première est que quand une université normale comme San Diego met en place un Mooc, elle s’assure que les étudiants aient accès à un service de tutorat. Un tel service existe également dans les Moocs ouverts ; il est assuré soit par les pairs, soit par des assistants de recherche. Il suffit d’aller sur Coursera pour le vérifier. La seconde est que le caractère massivement ouvert n’a pas de pertinence pour juger de l’utilité pédagogique de la technologie utilisée à destination d’un public de jeunes bacheliers. Le caractère ouvert des Moocs étudiés a justement permis d’établir le type de public auquel devrait être réservé l’enseignement en ligne : des diplômés extrêmement motivés et des professionnels dotés d’une certaine maturité intellectuelle. Ce que les études montrent, c’est que la majorité des jeunes bacheliers n’ont pas encore acquis la discipline et les méthodologies de travail nécessaires pour suivre, de manière autonome, une formation à distance. Et ces études ont été effectuées sur des jeunes bacheliers sortant de systèmes scolaires bien plus performants que le nôtre. De fait, si l’Uvs n’est techniquement pas un Mooc, on pourrait soutenir qu’elle est en réalité moins, pas plus, qu’un Mooc.
L’avantage du Mooc est, en effet, d’utiliser les ressources de l’Internet à haut débit pour mettre en ligne des films, des exercices interactifs, des fichiers lourds, etc. Or, l’Uvs ne met pas en ligne toutes ces ressources multimédia, se contentant de fonctionner comme un dépôt de cours écrits que les étudiants téléchargent et étudient par eux-mêmes.
Revenons un moment sur le tutorat qui est présenté comme la grande innovation de l’Uvs. Le tutorat en ligne est, à notre connaissance, nominal ; les étudiants à qui nous avons parlé n’arrivaient pas à avoir des réponses aux questions posées en ligne. Quant au tutorat dans les Espaces numériques ouverts, il suffit de réfléchir un peu pour se rendre compte que c’est une usine à gaz. En effet, l’intérêt supposé de l’Uvs est que l’étudiant peut étudier de chez lui, quel que soit l’endroit du pays où il se trouve. Même à supposer qu’il y ait un Eno (ndlr : Espace Numérique Ouvert) fonctionnel dans chaque région du pays, imagine-t-on vraiment que dans chacun de ces Eno il y aura à suffisance des tuteurs capables de venir en aide à tout étudiant qui le désire dans chacune des disciplines enseignées à l’Uvs ? Si l’on crée des universités physiques, c’est parce que les ressources humaines sont rares et qu’il convient de les mutualiser. Une université physique n’aurait besoin, par exemple, que d’un seul département de Sociologie et tous ceux qui étudient cette discipline dans cette université ont accès aux professeurs et tuteurs. Dans le modèle de l’Uvs, il faudrait un tuteur en Sociologie à Saint-Louis, un autre à Kolda, etc., si l’on veut faire bénéficier d’un encadrement à chaque étudiant, où qu’il se trouve dans ce pays. C’est une irréaliste multiplication des ressources que présuppose ce modèle. De plus, même dans des universités classiques, les études sur le tutorat sont très contrastées. Si l’Université de Bretagne Occidentale affirme avoir amélioré les taux de réussite en première année grâce au tutorat, une étude de 2003 sur 1763 étudiants de trois universités françaises montre que toutes choses étant égales par ailleurs, l’impact du tutorat sur la réussite en première année est somme toute négligeable. Le tutorat n’est donc pas la panacée qui permettra miraculeusement de transformer de nouveaux bacheliers en étudiants capables de travailler à distance.
Le cœur du problème avec l’Université virtuelle sénégalaise est que le projet fait bon marché de la nécessité d’apprendre à apprendre. Le coordonnateur semble penser que quelques semaines d’apprentissage en leadership, développement personnel et initiation aux nouvelles technologies suffisent pour donner aux étudiants les outils pour apprendre de manière autonome. Ce que toutes les études montrent, c’est qu’il y a un changement qualitatif, une conversion cognitive qui se fait après le Bac pendant les premières années d’université. Ce changement est difficile et nécessite la présence d’enseignants qui guident pas à pas l’étudiant dans ses apprentissages. Il nous est déjà difficile de réussir cet accompagnement dans nos universités physiques. Il est hautement improbable qu’un enseignement virtuel inadapté à un tel accompagnement puisse y arriver.
L’ignorance de la pédagogie qui informe le projet de l’Uvs transparait quand son coordonnateur affirme que la notion d’année blanche est « hors concept » à l’Uvs. Cette notion est pertinente pour deux raisons. D’abord, c’est un fait que des étudiants qui ont été orientés en 2013 n’ont toujours pas terminé leur premier semestre alors que nous sommes en 2015. Ils ont donc bien perdu une année de leur vie professionnelle. Mais, le plus grave est que ces étudiants sont à cette période critique de la vie où le cerveau se forme. Le cerveau humain, en effet, ne termine pas sa maturation avant 26 ans. Les habitudes de vie prises dans la période de maturation du cortex frontal vont perdurer. Si de jeunes bacheliers perdent leur temps dans une université virtuelle qui ne leur fait pas acquérir habitudes de travail et compétences, c’est un gaspillage des ressources humaines dont le pays a besoin pour se développer. La plus importante de ces compétences, vu le monde changeant dans lequel nous vivons, est la capacité à apprendre. Or, cette dernière s’acquiert par un suivi personnalisé lors des premières années d’université. C’est ce qui explique l’intensité de la formation dans les classes préparatoires françaises ou lors des deux premières années de la formation dans les universités anglo-saxonnes.
Le fait est que l’Uvs peut avoir son utilité dans le dispositif éducatif sénégalais. Elle ne peut cependant prétendre former un public de nouveaux bacheliers. C’est le type de public pour lequel elle est le moins appropriée, parce que les étudiants ont besoin d’un encadrement direct et d’un travail intensif ; ce que l’Uvs ne permet pas. Pour terminer, le coordonnateur de l’Uvs affirme que son université est le fruit d’une vision. Mais de qui est-ce la vision ? Certainement pas du chef de l’État qui a été élu sur la base d’un projet n’incluant pas l’Uvs. L’État du Sénégal doit-il distraire ses ressources et sacrifier une partie de sa jeunesse au nom d’une vague vision faisant fi de l’expertise en éducation qui montre que la formation à distance n’est adaptée que pour un public très spécialisé ? Il est temps que le débat sur l’utilisation de nos ressources publiques et la formation de notre jeunesse soit posé de manière publique en s’aidant de toute l’expertise disponible.
Dr Mouhamadou El Hady BA
Formateur à la Fastef Ucad
hady.ba@ucad.edu.sn
Dr Oumar DIA
Maitre-Assistant Flsh Ucad
oumar.dia@ucad.edu.sn
Source : Le Soleil, 14 mars 2015